10.04.2025
Blanche-Neige et les sept contes
Chères lectrices, chers lecteurs,
Tout le monde connaît l’histoire de Blanche-Neige. Dans le conte des frères Grimm, la pauvre princesse tombe dans un profond sommeil après avoir croqué une pomme empoisonnée, offerte par sa belle-mère jalouse. Cette dernière espérait ainsi redevenir la plus belle du royaume, selon le verdict de son miroir.
La Blanche-Neige suisse, elle aussi, repose dans un profond sommeil. Il est pour le moins désenchantant d’imaginer que ce serait justement l’Union européenne – en tant que prince charmant plutôt dépourvu de fougue – qui viendrait la délivrer – brutalement à coups de réalités concrètes. Il est ici question du profond sommeil dans lequel la Suisse s’est installée en de méthodes de sélection innovantes. La Blanche-Neige fédérale sommeille.
Par moments, elle tente bien de se redresser – comme mercredi
la semaine dernière, lorsque le conseiller fédéral Albert Rösti a annoncé la création d’une loi spéciale pour encadrer les nouvelles technologies de sélection. Mais l’effet du poison du lobby anti-OGM continue d'agir : la marâtre « agriculture sans OGM » veille jalousement sur son monopole, qu’elle n’a pourtant conquis qu’en distillant sept contes savamment racontés:
Conte n°1 : « Nos plantes cultivées sont naturelles. »
C’est une idée largement répandue, mais la réalité est tout autre : cela fait des millénaires que l’être humain intervient sur le génome des plantes. Les variétés que nous cultivons aujourd’hui ont été sélectionnées à partir de plantes sauvages au cours des 10 000 dernières années. Par croisements, sélections et mutations, l’homme a adapté les espèces végétales à ses besoins. Depuis le XXe siècle, la sélection par mutation moderne utilise également des produits chimiques ou des rayonnements radioactifs pour créer de nouveaux génomes. Cela signifie que bon nombre des variétés actuelles, y compris celles issues de l'agriculture biologique, sont le résultat de procédés mutagènes qui sont considérés comme des techniques génétiques, mais qui ne sont pas réglementés en tant que tels. Les ciseaux génétiques CRISPR/Cas peuvent apporter des modifications très précises au génome, mais c'est justement cette méthode précise qui est qualifiée d'«artificielle». L'édition génomique s'inscrit dans la continuité de la sélection traditionnelle, mais de manière beaucoup plus ciblée.
Conte n°2 : « Le système alimentaire suisse est exempt d'OGM. »
En raison de la « provisoire » sur le génie génétique en vigueur depuis 2005, aucune plante génétiquement modifiée n'est officiellement cultivée dans les champs. Cependant, comme expliqué dans le premier conte, la sélection de mutations non ciblées est également du génie génétique. Les organismes génétiquement modifiés pénètrent en outre indirectement dans la chaîne de valeur. Selon l'OSAV, une lignée de soja, trois lignées de maïs, deux vitamines, deux présures, deux types de sucre comme ingrédients et plusieurs enzymes alimentaires comme auxiliaires technologiques sont actuellement autorisés en Suisse. En outre, les médicaments et vaccins vétérinaires sont de plus en plus souvent produits par génie génétique, comme c'est le cas en médecine humaine.
Conte n°3 : « Le génie génétique comporte des risques inconnus. »
Ce mythe attise des peurs diffuses et fait abstraction des connaissances scientifiques actuelles. Depuis plus de 25 ans, des plantes génétiquement modifiées sont cultivées et consommées à travers le monde, sans qu’aucun effet néfaste confirmé sur la santé humaine ou animale n'ait été documenté. Quant à l’impact environnemental, il a été démontré que « la culture de plantes génétiquement modifiées n’est pas source de risques environnementaux autres que ceux qui existent également pour les plantes sélectionnées de manière conventionnelle. » C'est la conclusion à laquelle est déjà parvenu en 2012 un programme de recherche financé par le Fonds national suisse (PNR 59). Pour l'Académie suisse des sciences naturelles, il est clair que certaines plantes génétiquement modifiées pourraient contribuer à une agriculture suisse à la fois rentable et respectueuse de l'environnement. C'est d'autant plus valable avec les techniques modernes d'édition génomique : si aucun gène étranger n'est inséré, les plantes obtenues ne peuvent pas être distinguées génétiquement des plantes issues de la sélection traditionnelle. La nouvelle loi fédérale le reconnaît dans la mesure où elle ne couvre que les modifications non transgéniques. Néanmoins, chaque plante issue de ces nouvelles technologies devra tout de même faire l’objet d’une évaluation de risque – sauf si une variante presque identique, testée existe. Le principe de précaution est étendu de manière sans précédent. Si l'on exige une preuve absolue et infinie de l’innocuité avant d’autoriser toute innovation, alors le progrès se retrouve figé. Le journal Neue Zürcher Zeitung le résumait avec ironie : « Si quelqu'un affirmait qu'une licorne invisible danse sur son épaule en
chantant « Atemlos durch die Nacht » d'Hélène Fischer sur une fréquence sonore imperceptible, la science ne pourrait que répondre : selon l’état actuel des connaissances, il n’existe aucune licorne. » Le principe de précaution menace de devenir un « principe d'empêchement ».
Conte n°4 : « Nouvelles méthodes = génie génétique, anciennes méthodes = naturel. »
Ce « conte », étroitement lié aux contes n°1 et n°2, illustre l'incohérence réglementaire actuelle. La mutation aléatoire par des produits chimiques ou des rayonnements (mutagenèse classique) est considérée comme conventionnelle. Bien qu’elle modifie le patrimoine génétique de manière aléatoire et incontrôlée, elle échappe à la réglementation sur le génie génétique. En revanche, la mutagenèse ciblée est considérée comme une technique génétique. Le lobby anti-OGM prétend que seule la nouvelle méthode est dangereuse. En réalité, dans les deux cas, le génome subit une modification, et souvent, le résultat et les propriétés ne diffèrent pas du tout de ce qui aurait pu se produire naturellement ou par des technologies de sélection conventionnelles. Ainsi, les mutations générées par l'édition génomique peuvent correspondre à celles qui se produisent spontanément ou par des méthodes de sélection conventionnelles. Ce qui reste, c'est le double standard : ce qui est nouveau est perçu comme suspect, peu importe à quel point le résultat ressemble à ce qui est connu. Cela empêche l'innovation sans offrir de réelle plus-value en matière de sécurité ou de santé publique.
Conte n° 5 : « Les promesses du génie génétique vert ne se sont pas réalisées. »
De nombreux exemples viennent réfuter ce quatrième conte, en voici quelques-uns : dans les années 1990, à Hawaï, la récolte de papayes a diminué de plus de moitié en raison du virus de la tache annulaire de la papaye (PRSV). Des scientifiques de différentes universités ont réussi, en un temps record, à développer des papayes résistantes au virus. Ils ont introduit le gène de la protéine d'enveloppe du virus dans la plante, ce qui a déclenché une « immunisation ». Le génie génétique a aussi permis de préserver l’une des variétés de banane les plus appréciées. En Inde, une variété d'aubergine génétiquement modifiée a été développée par des universités. Elle produit de manière autonome une protéine qui dissuade les parasites de la manger. Et à l'EPFZ, des chercheurs ont utilisé le génie génétique pour cultiver du riz et du manioc plus riches en micronutriments, au profit des petits agriculteurs locaux. En effet, les « cultures orphelines », c'est-à-dire les plantes utiles qui ont été plutôt négligées par la recherche et l'agriculture, comme le petit mil (tef) ou le tubercule de manioc, ont pu être améliorées grâce au génie génétique en termes de culture ou de valeur nutritive. De nombreuses «cultures orphelines» sont cultivées dans les pays en développement et jouent un rôle important pour la sécurité alimentaire.
Conte n°6 : « Le génie génétique vert ne sert que les grandes entreprises. »
Dans le débat public, on évoque volontiers l'image de puissants groupes agro-alimentaires tels que Syngenta ou Bayer comme étant les seuls à profiter du génie génétique. Ce mythe méconnaît cependant les causes et les effets. Le fait est que si des réglementations trop strictes rendent l'autorisation de mise sur le marché coûteuse et complexe, les petits sélectionneurs ou les instituts de recherche publics n'ont pratiquement aucune chance. Plus les conditions sont strictes, plus les grandes entreprises ont de chances de supplanter les petits innovateurs. Si la réglementation reste aussi stricte que dans le projet suisse pour les nouvelles méthodes de sélection (autorisation obligatoire, obligation de preuve, distance obligatoire, etc.), les petits sélectionneurs n'ont pratiquement aucune chance. Avec des obstacles réglementaires élevés, le mythe de la « technologie des grandes entreprises » se réalise de lui-même. L'édition génomique pourrait cependant être une bénédiction, en particulier pour les petites entreprises de sélection et les projets de recherche, car elle est plus facile et moins coûteuse à utiliser que le génie génétique classique.
Conte n° 7 : « Les consommateurs ne veulent pas du génie génétique. »
L'une des raisons souvent invoquées pour s'opposer à un assouplissement de l'interdiction du génie génétique est le soi-disant manque de volonté des consommateurs. La population
ne veut pas d'« aliments génétiquement modifiés », dit-on, c'est pourquoi il faut empêcher strictement leur production. Mais les sondages brossent un tableau plus nuancé. Selon un sondage représentatif de gfs.bern réalisé en 2024 pour le compte de swiss-food, une nette majorité de la population suisse est favorable à l'utilisation de l'édition génomique si elle permet de créer des plantes plus robustes et plus respectueuses de l'environnement. Plus de 60 % des personnes interrogées se sont montrées ouvertes aux nouvelles méthodes de sélection, en particulier si les avantages sont évidents, par exemple une utilisation réduite de pesticides ou des ingrédients plus sains. Ce résultat confirme une enquête similaire menée en 2021. L'hypothèse générale d'un rejet relève du domaine des contes de fées. Dans la pratique, les consommatrices et consommateurs sont de plus en plus attentifs à l'impact de leur alimentation sur le climat et l'environnement. Si une variété génétiquement modifiée nécessite moins d'eau et permet d'économiser des pesticides, cela pourrait même être un argument de vente. Il est important d'informer objectivement la population au lieu de l'inquiéter avec le slogan « sans OGM ».
Un point de vue scientifique plutôt qu'un profond sommeil
Dans le conte des frères Grimm, Blanche-Neige est réveillée par un nain qui trébuche. Transposé à la politique agricole suisse, cela signifie qu'il faut secouer vigoureusement la législation figée. Le projet de loi fédérale sur les plantes issues des nouvelles technologies de sélection est présenté comme une « ouverture », mais il s'avère en grande partie être un obstacle. Il exige la preuve d'une « valeur ajoutée », des autorisations individuelles, un étiquetage généralisé et une séparation des flux de marchandises. Certes, les nouvelles variétés devraient être exemptées du moratoire sur le génie génétique, mais en même temps, de nouveaux obstacles sont érigés, de sorte que l'agriculture suisse n'en tire guère d'avantages. La séparation exigée des flux de marchandises semble particulièrement absurde. La mutagenèse classique est par définition du génie génétique. Aujourd'hui déjà, plus de 3 000 plantes sont cultivées par mutagenèse classique et on en trouve même en Suisse. Sans que cela soit déclaré.
La Blanche-Neige suisse de la sélection est durablement affaiblie par la quantité de poison distillée dans les éternels contes de fées. Ceux qui le peuvent ont depuis longtemps délocalisé leurs activités de sélection dans des pays plus ouverts à la technologie, rendant ainsi la Suisse encore plus dépendante des importations de semences professionnelles. Les quelques instituts de sélection et/ou entreprises de production de semences (« multiplication ») qui existent en Suisse appartiennent soit à la catégorie des belles-mères jalouses qui veulent défendre leur modèle commercial en racontant des histoires, soit à la minorité idéaliste qui espère voir la raison triompher.
Le sommeil profond de la Suisse en matière de méthodes de sélection innovantes est décevant. Alors même que le génie génétique est déjà utilisé – de manière non ciblée – dans les approches classiques comme biologiques, l’édition génomique, elle, permet des interventions plus ciblées. Elle ouvre la voie à des variétés plus résistantes aux maladies et aux stress climatiques, en modifiant ou supprimant des séquences génétiques individuelles. La population peut continuer à consommer ses variétés préférées et est prête pour une ouverture honnête, mais la Blanche-Neige fédérale continue de sommeiller.
En 2025, il faudra prendre un nouveau départ : la consultation permet désormais aux scientifiques, aux associations et aux citoyens de donner leur avis. Une agriculture durable nécessite également des innovations en Suisse : résilience au changement climatique, réduction de la dépendance aux pesticides, amélioration de l'efficacité. L'édition génomique est un outil pour y parvenir.
Il appartient désormais aux responsables politiques de donner vie à cette technologie de sélection avancée.
Votre rédaction swiss-food